le pacte du diable (saga)

Le pacte du diable

Fin Novembre 1995.
Les journées de Saga se suivent et se ressemblent, difficile de le démentir. Si on lui posait la question, sans doute affirmerait-elle que cet état de faits lui convient. Habile mensonge. Pour agrémenter un peu ce quotidien, elle se laisse parfois aller à quelques expériences dans le secret de son appartement, qui le plus souvent ne sont guère concluantes. Il faut dire qu'elle n'a ni les moyens d'obtenir tous les ingrédients dont elle rêve, ni accès à toutes les connaissances existantes en matière de potions. Ce n'est pas faute de régulièrement dévaliser la librairie la plus proche, mais même sa détermination ne suffit pas à en faire une grande inventrice comme elle en a autrefois rêvé. Ces choses là rélèvent aujourd'hui du passe-temps plus que d'autre chose.

Quand la clochette se fait entendre dans la boutique et que Theodora Avery apparaît devant le comptoir, Saga comprend que ce ne sera pas tout à fait une journée comme une autre. La venue de cette femme-là n'a jamais rien d'anodin. « Madame Avery, salue-t-elle avec un hochement de tête respectueux. » Elle s'étonne que la sorcière affirme être venue spécifiquement la voir, mais ne montre rien de sa surprise. Peut-être veut-elle simplement garder l'habitude d'avoir affaire à Saga, quand il s'agit de ses commandes un peu... particulières. Pourtant, ce n'est rien que son employeur souffrirait d'entendre, d'autant que malgré son âge avancé il apprécie d'avoir l'oeil sur ce que fait la blonde et que celle-ci n'a aucun secret pour lui.

En privé. Ses suspicions se confirment ; visiblement, un quatrième époux suivrait les précédents dans la tombe. Rien de très étonnant, et c'est avec une indifférence polie que Saga s'apprête à faire signe à Theodora de la suivre dans l'arrière-boutique. Mais les mots la font se figer, les yeux ronds. Une bonne nouvelle ? Comment la directrice du département de la justice magique pourrait-elle avoir une « bonne nouvelle » pour une née-moldue insignifiante ? Sa bouche s'entrouvre, une multitude de questions se pressant mais elle se retient de les exprimer pour éviter de paraître trop curieuse. La clochette qui sonne à nouveau lui sauve la mise, et ses yeux se tournent brièvement vers le client qui vient d'entrer. Elle ne peut pas se permettre de faire patienter Theodora Avery, c'est une certitude, même si celle-ci affirme qu'elle pourrait attendre. Reculant d'un pas, elle pousse le rideau et penche la tête de l'autre coté. « Horace ? Viens, s'il te plaît. » L'homme apparaît, sa démarche lente révélant sa faiblesse physique. Son esprit, en revanche, n'a rien perdu et s'il salue d'un geste de la tête Theodora, il n'attend pas plus pour s'avancer vers le client encore au fond de la boutique et l'occuper - tandis que Saga fait signe à la sorcière de la suivre dans l'arrière-boutique. L'endroit ne paye clairement pas de mine, toutefois Saga indique le fauteuil le plus confortable (et en meilleur état) devant la cheminée, seule source de chaleur des lieux. « Je vous en prie. Désirez-vous boire quelque chose ? Surtout, que puis-je faire pour vous ? » Sans attendre de réponse, elle s'empresse de mettre une bouilloire d'eau sur le feu en quelques gestes agiles, puis elle se tient là avec gêne. Que peut-elle bien avoir à lui dire, si ce n'est qu'elle a de nouveau du poison à lui commander ? Qu'en serait-il cette fois ; actée en épi, venin de runespoor, poison sang-dragon ? Les bras croisés, elle a du mal à cacher sa méfiance quand à cette fameuse bonne nouvelle. Les sorcières comme Theodora ne sont pas du genre à lui souhaiter de bonnes choses, quoi que son sourire obséquieux veuille faire croire.

Le pacte du diable

Le mépris de la sang-pure ne lui échappe pas. Un aveugle le remarquerait. Madame Avery ne pourrait s’asseoir dans un tel fauteuil, se réchauffer à une si misérable cheminée. Elle retient le pincement de ses lèvres, Saga, et la bile amère dans sa bouche. Même habituée, elle n'en ressent pas moins une certaine colère face à cette attitude... d'enfant gâtée. Ils l'ont tous en commun, ces sorciers censés détenir dans leur sang le secret de la magie la plus pure. Tout le confort du monde leur est dû, bien souvent sans qu'ils aient à faire plus que claquer des doigts. La directrice du département de la justice magique fait-elle vraiment exception ? Ses exploits passés sont-ils réels, ou simplement le fait d'un désir brûlant de récolter tous les lauriers, par n'importe quels moyens ? La manière vicieuse dont elle se débarrasse de ses époux ne peut que laisser Saga imaginer ce qu'elle réserve à la concurrence.

Elle observe et écoute en silence. Les papiers la laissent d'abord de marbre, voir l'inquiètent ; en quoi ce genre de dossier aux nombreuses pages pourrait-il la concerner, dans quels ennuis s'est-elle empêtrée sans s'en rendre compte ? Le sourire de la blonde n'arrange rien, ni sa façon de la regarder sans préciser ce dont il s'agit. Son habituel pragmatisme s'est envolé, laissant place à la Saga méfiante, celle qui hésite quelques secondes de trop avant de saisir l'enveloppe et d'en tirer la lettre. Elle entend à peine la voix de Theodora, ses yeux suivant déjà les lignes ; à mesure qu'elle comprend, la confusion se lit sur ses traits mais elle se tait toujours, relevant des yeux interrogateurs vers sa cliente. Une requête pour la révision de ses tests sanguins ? Saga en est certaine, les résultats seraient les mêmes que la première fois, il y a plus de dix ans. Quand le gouvernement avait imposé ces maudits tests. À moins que… Ses yeux s'agrandissent lorsqu'elle réalise. Ce que lui offre Theodora, ce n'est pas tout à fait ce test pourtant difficile à acquérir, mais la possibilité que les résultats en soient truqués. Les yeux bleus se fixent sur l'enveloppe et ne la lâchent plus, tandis qu'elle y glisse à nouveau le papier avec précaution. Est-ce seulement la peur qui fait battre son cœur, si fort que la tête lui tourne ? Les possibilités sont si vastes qu'elle en a le souffle coupé et le ventre noué ; elle lutte pour ne pas espérer une telle chose possible, se refusant ne serait-ce qu'à jeter un seul coup d'oeil à la sorcière, de peur que sa détermination ne vacille.

Elle ne remarque le sifflement de la bouilloire que quand la Avery parle enfin, l'extirpant de sa torpeur. « Je… Je m'en occupe, bafouille-t-elle. » Elle ne lâche pas l'enveloppe, la tenant tout près d'elle alors qu'elle décroche l'eau chaude et prépare une tasse, au fond de laquelle elle glisse le sachet de thé, d'une indéniable qualité. Mais plus que d'une tasse de thé, c'est d'un verre d'alcool fort dont Saga aurait bien besoin. Elle dépose la tasse sur cette table où la blonde a étalé les papiers, et enfin elle cesse de fuir son regard. « C'est un honneur que vous ayez pensé à moi. Quelle serait la contrepartie ? » Les mots ont été choisi avec soin, pour que la sang-pure ne s'imagine pas l'accord de Saga comme acquis. Elle veut savoir ce que lui demanderait la Avery, dans l'hypothèse où elle accepterait l'enveloppe. Celle-ci tremble légèrement entre ses doigts qui se refusent pourtant à la poser, comme on craindrait de laisser filer sa chance, de fermer par inadvertance une porte qui s'est ouverte et qu'on hésite à franchir.

Le pacte du diable

Un emploi ? Au Ministère ? Cette fois, l'étonnement ne se cache plus, la mine de Saga révélant confusion, abasourdissement. Pendant une poignée de secondes, elle pense être en plein rêve ; la tentation est forte de se pincer le bras pour s'assurer que tout ceci soit bien réel. J'ai pris des dispositions, a-t-elle assené, comme si l'accord était déjà passé, comme si l'acceptation de Saga était l'évidence même. Elle a du mal à reprendre ses esprits, la blonde. Ce n'est pas à elle qu'on fait ce genre de proposition, pas à elle qu'on accorde plus d'un regard ; ça lui donne le tournis, cette histoire. Le sarcasme la ramène brusquement à la réalité, et soudain elle comprend. Ce ne peut être qu'une vaste blague, visant à l'humilier. Elle est familière de ces techniques là. C'est un piège, un jeu qui vise à l'entraîner sur une voie qu'elle regretterait amèrement d'avoir emprunté. D'un autre coté, refuser tout de go lui apporterait autant d'ennuis, peut-être même plus. Les yeux azurins suivent le mouvement des doigts féminins, qui vident dans le thé un liquide ambré. Probablement du whisky, devine-t-elle. Elle regrette soudain de ne pas garder de bouteille dans l'arrière-boutique, au cas où. Au cas où quoi ? On viendrait lui proposer de changer de statut de sang, d'avoir un emploi au ministère ? C'est absurde, elle en perdrait presque la tête tant c'est folie de s'imaginer une telle chose, de seulement envisager de mentir à la face du monde sorcier ainsi.

Une folie pourtant si alléchante. L'envie grandit en elle comme un feu incontrôlable, la subjuguant sans qu'elle puisse lutter. Sortir de l'ombre. Cesser de marcher près des murs. Ne plus craindre les coups, les insultes, les crachats. Pouvoir rappeler à chacun que son nom n'est pas le signe de l'infamie, du moins pas tant qu'autrefois. Il y a une lumière dans son oeil, qui s'est éteinte il y a tant d'années ; un serpent dans son ventre, qui l'étreint d'angoisse et d'espoir tout à la fois, qui lui souffle bien des promesses ambitieuses. Mêlée, elle pourrait reprendre cette lutte abandonnée, gravir les échelons. Plus rien ne l'arrêterait si ce n'est le dernier plafond, celui qui la séparerait encore des purs. Mais quelle importance ? Elle aurait enfin ce qu'elle estime mériter depuis longtemps, par ses efforts acharnés.

Elle se crispe au mais, les lèvres pincées tandis que Theodora déballe la suite. Bien sûr, ça ne pouvait être aussi merveilleux que ça en avait l'air ; mais les conditions lui paraissent terriblement dérisoires, comparées aux avantages. Elle n'a ni l'intention de se marier, ni grande tante susceptible de mourir, après tout. Personne ne l'attend nulle part. Être à la totale disposition de Theodora Avery ? Il y a des sorts bien pires, elle en sait quelque chose pour les avoir frôlé plus d'une fois, pour avoir échappé au destin que cette société réserve à bien des sang-de-bourbe.

Ta mère a trompé ton père avec un sorcier. Elle comprend avant même qu'elle ait fini ses explications. Quel beau mensonge, bien ficelé. Il y a comme un vilain goût au fond de sa bouche, lorsqu'elle pense à sa pauvre mère, qu'elle n'a pas vu depuis des années. De temps en temps, elle trouve le courage de leur passer un coup de téléphone en se faufilant dans une cabine téléphonique du monde moldu. Chaque fois, la peur lui serre les entrailles qu'on l’apprenne, qu'on sache qu'elle entretient encore des liens avec ses moldus de parents. Mais elle sait que sa mère ne lui en voudrait pas, de prendre cette décision, de la faire passer pour une infidèle. Elle comprendrait. Peut-être sont-ils dénués de magie, mais ces deux êtres sont sans doute les seuls sur cette terre à ne vouloir que son bien, elle a appris cette leçon il y a longtemps. Dommage qu'ils soient aussi ceux à lui causer le plus de tord, bien malgré eux.

L'imprécation précipite la décision, qui a pourtant déjà bien mûri au creux de son cœur. Elle sait depuis de longues minutes qu'elle s'apprête à accepter. La trouille est là, l'impression de sauter sans parachute comme diraient les moldus, pourtant elle n'hésite plus et se précipite dans le vide. Elle n'a qu'une vie, déjà usée jusqu'à la corde, alors qu'importe de risquer tout s'il existe une chance d'un futur plus doux. « J'accepte, lâche-t-elle sobrement, avant que Theodora n'ait fini son thé. J'accepte toutes ces conditions. » Elle n'a qu'une parole, et n'est pas de ceux qui se perdent en questions inutiles et remerciements précipités. L'ironie lui échappe, d'afficher tant de fierté tout en étant si avide de reconnaissance. Elle est là, son éternelle contradiction, soudain mise à nue par la chance offerte.