i'm asking you what will it take (maav)

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Il sait bien qu'il lui faudrait s'arracher à la contemplation du loch et se tourner enfin vers le champ de course. Mais dans son dos, l'air est saturé de parfums capiteux et de merde de cheval. Il songe à Muckross, qui n'a rien à envier à la majesté des Highlands, à tous les efforts qu'il sera encore prêt à déployer pour préserver sa part d'Irlande de l'agitation et du bruit de ce siècle.

Or si Cleary ne se montre pas prompt à rejoindre la civilisation, c'est bien la civilisation qui vient le trouver en la personne éternellement connue comme « la veuve Abberline ». « Clea-ry, darling, quel plaisir de vous voir ici ! » minaude t-elle déjà. Tandis qu’il lui réserve l’un de ses sourires les plus charmants, notre homme note mentalement les artifices magiques, chaque année plus grossiers, pour masquer l’âge et la solitude de la quasi septuagénaire. Avec son imposant chapeau rehaussé de plumes violettes, elle ne dénote guère au beau milieu de la foule d’élégantes et de pingouins. Lui-même a consenti à faire montre de son goût certain, un jeune chardon en guise de boutonnière, que la vieille reluque avec une envie inappropriée. « Dites-moi tout. Sur quelle monture allez-vous parier l’argent de notre regretté Remus ? » souffle t-il en s’accordant un demi-sourire canaille, bien avisé de la roublardise et de la mauvaise engeance de son clan. Et en effet, loin de s’offusquer, voilà qu’elle s’esclaffe, qu’elle s’étouffe presque dans un mouchoir assorti à son couvre-chef. « Ce vaurien de bookmaker a réussi me soutirer deux cent gallions sur ce gronian excité, là-bas ! »

Suivant l’horizon qu’elle désigne du doigt, Cleary hoche doucement la tête. « Ma foi, il semble faire l’affaire... » commence t-il alors qu’une silhouette se détache soudain de la foule entourant l’animal. Elle arbore une chevelure rousse flamboyante, mais ce n’est pas à cette caractéristique si changeante qu’il la reconnaît. C’est bien sa sœur qui flatte l’encolure de la bête et qui l’inspecte avec un sourire entendu. Non, décidément, le type ne se sera pas foutu d’elle.

La vision le rappelle à ses premières intentions, et il s’apprête à prendre congé, s’arrache le plus adroitement possible aux griffes de la veuve qui déplore toujours l’absence d’intérêt du cabinet Nott pour son fief en Cornouailles. Se frayant un passage parmi la haute société, l’héritier retient un soupir. « Quand tu auras révisé le statut de ton sang, vieille peau. »

La journée est maussade, à plusieurs niveaux. D’abord, il y a ce ciel filandreux et cette humidité collante dans l’air, propice aux bêtes mais infecte pour les hommes. De cela, Maav s’en accommoderait volontiers si elle se trouvait engoncée dans une tenue moins compliquée. Ce qui amène la seconde déconvenue : le busc de son corset lui étrille l’estomac depuis le matin, l’acier douloureusement fondu dans la peau pâle. Ce désagrément vestimentaire serait, lui aussi, supportable, si elle n’avait aperçu, une demi heure plus tôt, son frère, Cleary, dans la foule de ses clients et invités. Or, l’aîné de la fratrie Nott ne fait pas bon augure et les rapports entre le premier et sa cadette ne laissent présager d’aucune chaleur ni d’aucune lumière susceptible de percer les nuages gris-cendre amoncelés au-dessus de l’hippodrome.

« C’est aussi la magie du sport équestre, pépie-t-elle à l’intention d’un petit sorcier rondouillard. » Le replet la regarde elle plutôt que la monture et, bien sûr, Maav fait celle qui ne se rend compte de rien. Une part dispendieuse de son temps est consacrée à cette sorte de manèges – les séductions déguisées, les intérêts inventés, les mondanités. Contrairement à ce qu’elle a toujours cru à ce sujet, elle aime assez ce jeu. Peut-être parce qu’elle en dicte les règles, dans ce millier d’hectares à la ronde. Peut-être parce qu’elle a plié face à l’exigence de sa naissance et de sa condition. Il y a, cependant, beaucoup de théâtre là-dedans et l'intonation pousse un peu, exagère, dès la silhouette guindée de Cleary entrée dans le champ de vision de Maav. Personne n’aime plus les apparences et l’obséquiosité que lui, ironise manifestement l’emphase de sa petite sœur : « Ah mais qui voilà ! » Filiforme, Cleary est d’une beauté plastique qui fait envie à Maav depuis plusieurs années. Cette jalousie bien contenue, et mise sous clef, il ne reste qu’une vague ressemblance que l’on trouve moins dans la régularité de leurs traits que dans cet air d’avoir vue sur le monde, le monde entier. « Vous connaissez mon frère ? » La rousse ne s’adresse plus seulement à son prime interlocuteur mais à tous les curieux, de tout horizon et de toute fonction, qui laissent lentement filer le splendide destrier vers la piste. Les cinq doigts de la propriétaire traînent encore dans la crinière, comme une provocation que l'on ferait au sort ou à une sorte de chance, tandis que les prunelles, sombres et attentives, provoquent bel et bien le flegme du gestionnaire de patrimoine immobilier. La semonce paraît nette, même tranchante : Maav n’est que méfiance à l’approche de Cleary. « Tu es venu parier, j’espère, elle minaude finalement, aussitôt imité par de bruyants encouragements de tous les côtés. »

Si l’assistance se délecte de manières qui tranchent sournoisement avec cette crinière incendiaire, le frère considère ce nouveau vice avec un amusement déguisé. Il la sait opportuniste, égoïste, arrogante et avide d’une liberté qui ne se conçoit que dans le privilège, mais ces mêmes répliques mille fois échangées dont il a fait son propre arsenal… Oui, c’est une nouveauté. Et alors il se loue une nouvelle fois d’avoir attendu le bon moment.

 « Vous connaissez mon frère ? » Suivant la réponse, on se félicite outrageusement d’en être ou pas. Peu importe, Cleary fait toujours grâce de ses amabilités sans distinction, pourvu qu’on n’en exige pas davantage.  « Tu es venu parier, j’espère. » Le regard, comme la fausseté appuyée de ce ton lui assurent qu’elle n’est pas dupe, chose qu’il n’a d’ailleurs jamais espérée. Pour que le loup entre dans la bergerie, il faut encore que le bétail soit innocent. Ou stupide. Et ce sont des faiblesses qu’il a encore la bonté d’âme de ne pas attribuer à sa sœur cadette. « Je ne rate jamais une occasion de démontrer ma remarquable connaissance du sport équestre en misant toujours l’héritage des enfants sur le bon dernier... » Autour de lui, gloussements et petits coups de coude complices fusent. Tous admettent bientôt à demi-mot qu’ils pourraient tout aussi bien assister à une course de gnomes de jardin, pourvu qu’on puisse y faire étalage de sa fortune et finir éméché avant midi. Chacun y va enfin de son propre récit de malchance dans un brouhaha innommable, offrant le juste et court espace d’intimité que l’héritier s’empresse d’arracher à sa soeur. « … ou de renflouer les caisses des Rosier. »

Il n’a pas pu s’en empêcher. Il sait combien c’est facile, tout occupé qu’il est à fixer la monture providentielle qui rejoint fièrement le champ de courses. Mais cependant qu’il devine plus qu’il ne constate l’impression sur le beau visage, le remord l’effleure à peine. C’est assez de patience qu’elle a foulé au pied. Assez de miséricorde, ose t-il. « Je n’ai jamais eu l’insigne d’honneur d’y être invité... »  souffle t-il plus bas alors que les femmes comme les hommes se dispersent. « ...mais j’imagine que la maîtresse des lieux possède une loge privée d’où on pourra jouir d’un point de vue incomparable. » Et alors seulement les yeux clairs viennent trouver les siens. La complicité que les liens du sang confèrent ne saurait s’inventer, songe t-on lorsque l’on ose s’attarder sur ces deux-là.

L’aîné et la cadette de la fratrie Nott n’ont rien en commun, et surtout pas l’inclination farouche, autant qu’inexplicable, de Maav pour les équidés – ou pour les créatures en général. Cleary n’est qu’amoncèlement de parchemins rances dans d’étouffants bureaux mal ventilés et sa sœur qu’appétit de grands espaces et de liberté. Alors elle sent poindre l’attaque avant de la voir couturer la bouche et s’efforce d’accrocher un rictus constamment aimable à la sienne. Avant aujourd’hui, son frère ne s’était jamais permis de commenter son association – assez peu notoire, du reste – avec les Rosier. « Tu m’en diras tant. » Son soupçon croît, bien sûr, cependant qu’il ne serait pas inhabituel que Cleary s’en serve… eh bien, c’est ainsi qu’il se distrait, avec les commérages d’usage et les petites attaques enrobées comme des bonbons à l’anis. Voilà qui passe difficilement dans la gorge serrée de Maav, dont la figure ne trahit pas un iota, pour tout étranger à ce qu’elle est, d’un ressentiment bien commode quand l’on partage le même sang.

« Suis-moi, lui fait-elle tout de suite signe de l’accompagner. » Cleary insistera. Il est épuisant, n’est-ce qu’à deviner les rouages qui s’affolent sous sa tignasse d’ébène. Et, puisqu’il est venu à dessein, Maav est prête à l’écouter à condition qu’elle puisse effectivement jouir du spectacle depuis le meilleur endroit de tout l’hippodrome. Pourtant, ils ne seront pas seuls – car il est loin d’être le client le plus privilégié du MR et qu’elle n’a absolument pas l’intention de le conduire jusqu’à sa loge privée et son impressionnant miroir sans teint. « Tu aurais dû mettre d’autres chaussures… » Quand ils s’enfoncent dans le dernier couloir avant les escaliers, la rouquine jette un œil moqueur aux chaussures de ville de son frère. Elles sont déjà crottées, éclaboussées jusqu’aux lacets, et elle est presque à regretter de n’avoir pas été plus près de la piste, dans la fange même, quand il s’est senti obligé de venir jusqu’à elle, lui signifier la totalité de sa présence. « C’est indubitablement ta remarquable connaissance du sport équestre. » Comme ils sont seuls pour quelques marches encore, Maav ne délave plus très bien son ironie. « Mais où est-ce que tu vas chercher ces conneries… ? » Les tempes secouées par un simili rire emprunt de sarcasme, elle lui cède le passage dès le pallier atteint. « Après toi. Quand tu seras installé, tu auras peut-être la bonté d’abréger les réjouissances familiales et de déballer l’idée sordide que tu as certainement très bien préparée. »