Madame. (Maav)

Le poignet bloqué ne force pas, mais ne se retire pas non plus. Longtemps, Theodora reste là, penchée contre le corps. Chaque mot fait étrangement écho, et un long soupir de frustration carbonise la carcasse de l'impatiente. Elle finit néanmoins par reculer pour se laisser lourdement tomber dans un fauteuil. Ce n'est pas tant qu'elle ait peur de Maav Nott, quoi qu'elle sait qu'on fera un adversaire formidable. C'est qu'elle n'y prend plaisir que si on en prend également. Ce n'est pas vrai avec tout le monde, car souvent, Theodora se contente de prendre, mais c'est vrai avec Madame.

« Elle ne me fait rien. »

Le silence se brise. Parmi toutes les attaques et tous les débats abordés par Maav, c'est Ethel, que Theodora a choisi de défendre et de légitimer. Le reste n'en vaut pas la peine. Jambes nonchalamment écartées et silhouette affalée, les phalanges vont récupérer cigarette et briquet dans la poche de son manteau. Peut-être que la nicotine fera passer l'atroce goût de la défaite. De manque, préfère-t-elle nier. Le calme retombe. L'atmosphère se décante. Le regard fixe Maav aux yeux. Elle ne demande pas qu'on comprenne, ou même qu'on veuille le comprendre. Ce n'est pas quelque chose qui s'explique ou que l'on nomme. Ce qui les lie, Ethel et elle, ne devrait, dans un premier temps, être que pour elles. Au dessus de tout, Theodora priorise la quiétude et la stabilité de cette relation. Le feu qui gronde aux reins n'y changera rien.

« Tout comme toi, ces derniers temps, d'ailleurs. »

Ça pique, mais dans cette bouche et sur ce ton défait, ça a des allures de tu me manques. Le corps, en tous les cas, lui manque. Comme sa relation avec Ethel, ce sont des choses qui ne se formulent pas. La flamme lèche le tube coincé entre ses lèvres.

« J'ai besoin de t'entendre dire que tu n'utiliseras pas cette information contre moi, ou contre elle. Demande-t-elle calmement. »

Il n'y a pas l'ombre d'une menace. On dirait qu'elle est simplement entrain de solliciter une faveur. Et c'est bien ce qu'elle fait. Parce que nul besoin d'être voyant pour deviner ce qui arriverait en cas de révélation. Évidemment, que Theodora se vengerait. Même déshéritée et tombée du haut de sa tour, Theodora se vengerait. La cigarette se consume entre les doigts sans qu'elle ne la porte plus à sa bouche. Le sérieux imprègne tous les traits du visage.

« Dis-le. Insiste-t-elle. »

Si elle est tout à fait honnête, Theodora consentirait à avouer qu'elle est avant tout là pour se rabibocher avec Madame. Ou au moins s'assurer qu'elle n'a rien cassé de leurs arrangements avec son sale caractère. C'est là toute la différence : sa relation avec Ethel est solide, presque immuable, là où celle qu'elle entretient avec Maav est versatile. Parfois péremptoire.

Elle a choisi de rejoindre Maav, et non Ethel. C'est peut-être pour ça, qu'elle insiste autant, finalement : pour cacher ce manque, ce trou béant qu'elle désespère de remplir. Le constat la frappe, mais n'opère, pense-t-elle, aucune variation physique ou de comportement. Son égo et sa fierté l'en gardent.

« Dis-le, Maav. »

Plus Theodora le répète, et plus ça sonne comme une supplique. Comme une enfant réclame à sa mère. Comme une victime réclame à son bourreau. Une partie d'elle-même déteste ça. L'autre s'en accommode beaucoup trop facilement. C'est d'autant plus vrai, d'autant plus solennel et désespéré, qu'elle ne l'appelle pas. Maav.

Maav. Ça sonne tellement personnel.

Maav ne le dira pas. Elle ne le dira pas, car cela reviendrait à mentir, voire à se parjurer. La spécialiste, sinon la reine, des commérages de toutes espèces (des plus futiles, passablement amusantes, aux plus sordides, extrêmement utiles) ne se risquerait jamais à troquer des informations pour de simples prunelles, fussent-elles froides et appartenir à Theodora Avery. D'ailleurs, comment celle-ci peut le demander, le réclamer, le supplier, en croyant qu'on va, s’appelant Maav Nott, lui donner satisfaction ? Celle-ci n'a aucun intérêt à le déclarer, pas plus qu'à le promettre. Sur l'autre versant, au reste, elle ne compte rien en faire, ni le divulguer à quiconque ni tourmenter son arbitraire amante avec. Néanmoins, c'est beaucoup solliciter, c'est abuser de tout ce qu'elle prodigue déjà ; cet endroit et son précieux temps, pour commencer. « Qu'est-ce que ça changerait ? réplique-t-elle à la deuxième fois qu'on insiste. Tu me croirais ? » Bien naïf serait celui qui se prendrait à la mélodie extirpée de cette bouche. Or, Theodora n'est pas naïve, elle compte suffisamment de défauts pour ne pas s'infliger du même coup celui-là. « Le plus déplorable, remarque-t-elle presque aussitôt, comme si le préambule n'avait été se rhétorique, c'est que tu me crois capable de l'utiliser... comme si j'avais intérêt à te déplaire, même à te nuire. » S'il faut être sérieux une minute : c'est le pire objectif que Maav pourrait poursuivre. Aussi longtemps qu'elles s'entendent, son profit grandit, sa gloire se polit. Quant à Ethel... Si les deux femmes ne s'étaient plus vues depuis quinze ans, et vu le goût de la Mulciber pour les mondanités et conjurations d'arrivistes, tout porte à croire qu'elles ne se recroiseront pas avant quinze autres. Non, Maav ne le dira à personne, d'abord parce que nul ne la croirait (on tirerait de sa réputation de débauchée de quoi retourner cette fable contre elle) et ensuite parce qu'elle n'en discerne pas d'intérêt comptable. Elle se fiche bien de l'intimité de leur relation, des femmes que Theodora couche dans son lit et dans son semblant de myocarde... Elles, elles Maav et Theodora, ne sont pas à propos de cela. « Rentre t'occuper de tes visas, lâche finalement le timbre las de la Madame. Je serai encore là à ton retour… » Bien que l’on souhaite congédier, le sous-entendu reste clair : elles n’ont aucun besoin de se réconcilier sur-le-champ mais que ce qu'elles ont reste malgré tout valable, pas tout à fait immuable mais constant. « On verra d’ici-là si tu as perdu ta sale manié de me contrarier alors que tu te trouves chez-moi. »